HÉLOÏSE BARIOL, DE LA PEINTURE SERVIABLE, par Joël Riff

Héloïse Bariol développe depuis une décennie une vaisselle picturale inédite, chargée d'humilité et de lyrisme, sans contradiction. La potière s'engage pleinement dans une pratique de la terre vernissée, respectant la plastique joviale et l'économie élémentaire qui caractérisent cette technique. Vigoureusement ancrée dans le monde de la poterie, elle multiplie des élans qui l'emportent bien au-delà.

De plus en plus potière, de plus en plus peintre

Avant de tourner, Héloïse Bariol ne peignait pas. La terre lui a fait développer sa gestuelle, qu'elle modèle une contenance ou trace un motif. Bien-sûr, les grands plats invitent à l'ampleur, mais même la plus modeste des assiettes parvient à cristalliser sa sensibilité, par quelques traits de couleurs, et du silence. L'artiste évoque volontiers une influence des expressionnistes abstraits. Elle se familiarisa avec leur fougue durant ses études à l’École des Beaux-Arts de Valence, d'où elle s'orienta en 2007 vers le domaine du livre d'artiste et de l'édition d'art à l'Université de Saint-Étienne. À cette période, elle perçoit déjà la potentialité du prix unique et de la diffusion la plus large. Et son appétit pour la plasticité de l'écriture peut guider parmi d'autres indices, la lecture de son exquise calligraphie déployée aujourd'hui en surface et en épaisseur, à prendre en main.

Une formation kaléidoscopique

Héloïse Bariol n'avait pas vraiment touché d'argile avant 2009. « La céramique traînait dans un coin de ma tête, plutôt à la façon d'un pays lointain réservé à d'autres. Puis elle s'est imposée à moi au moment où je me suis mise en quête d'une matière, d'un métier. ». Elle s'inscrit quelques mois aux cours d'une maison de quartier stéphanoise, avant de s'accorder une semaine de tournage au CNIFOP de Saint-Amand-en-Puisaye. C'est donc sans bagage avéré qu'elle est admise à la Maison de la Céramique de Dieulefit. Avec Anne Verdier pour maître de stage, elle fréquente les ateliers de Camille Schpilberg, Jean-Jacques Dubenard, Guy Honoré, Anne-Marie Schoen, Michel Cohen, David Whitehead, Marie-Laure Levitan et Christian Faillat. L'apprentissage peut passer par une diversité d'expériences, qu'il s'agisse simplement de disposer d'un espace durant une certaine période, du contraste entre une légèreté matérielle ici et le poids d'une terre tournée là, d'un partage de musique, ou de la confiance témoignée lors d'un enfournement. Parfois, c'est une seule phrase au détour d'une conversation qui apporte beaucoup.

Donner sa chance au pot

« Tant qu'il n'est pas cuit, et même après, il peut devenir mille choses. Il ne faut donc pas le condamner avant l'heure. » La rencontre avec Jérôme Galvin fut déterminante, ayant en somme éveillé Héloïse Bariol à aller au bout de chaque pièce. Le céramiste installé à Moustiers-Sainte-Marie dans les Alpes-de-Haute-Provence intervenait en décor à Dieulefit. À l'école, Héloïse Bariol abordait alors cette étape sans aucun intérêt, voyant cela comme de la tapisserie au sens le plus rébarbatif du terme. Pourtant après des exercices liés au rythme, au geste, à l'espace, l'élève commence à identifier des processus qui correspondent à son vocabulaire naissant, ce qui la conforte à le rejoindre, une fois son année de formation terminée. Et ce qui devait durer une semaine, dura trois ans. « Je n'avais pas de chez moi, tout ce qui m'importait c'était de faire de la céramique. ». Tout en gagnant quelques sous en travaillant à la ferme avec René et Simone, les parents de Jérôme, Héloïse Bariol apprit énormément de l'ancien ouvrier-décorateur en faïencerie qui lui a inculqué le travail quotidien d'atelier, cultivant une sorte de liberté et d'affranchissement sans jamais manquer d'exigence. « Il m'a beaucoup autorisée. Quand on apprend, parfois on se bloque parce qu'on s’interdit de faire un super truc vu chez quelqu'un d'autre. Alors qu'une fois qu'on s'y autorise, très vite, on va ailleurs. ». Héloïse Bariol a ainsi affirmé sa voie, jusqu'à ouvrir sa propre fabrique à Rouen en 2014, où elle a maintenant plaisir à transmettre à son tour. « Je ne saurais pas vraiment dire en quoi c'est important cette transmission, c'est plutôt quelque chose qui va de soi avec le temps, à partir du moment où on a suffisamment d'assurance et de choses à donner. »

Esthétique relationnelle

En même temps que la céramique s’imposait à elle, c’est aussi une famille de cœur qui est apparue. « ll y a certains marchés où je vend vraiment mal et où les conditions sont difficiles, mais j’y vais pour le plaisir de retrouver cette famille. Et je crois que rapidement, même si ce n'était pas évident de gagner sa vie, j'ai été très intéressée par cette économie frontale. Cette espèce de performance physique à travers laquelle tu fais des rencontres et tu vend tes pièces. Tu essuies également l'enthousiasme, le dédain, voire la détestation d'un public sans filtre. ». Le goût pour ce modèle économique vient aussi de sa rencontre, alors étudiante, avec Ben Kinmont, connu pour financer son travail artistique par la vente de livres de cuisine française aux États-Unis. Lors d'un workshop, l'artiste américain proposait à chacun de se mettre durant vingt heures à la disposition d'une personne inconnue, de lui rendre service. Héloïse Bariol décida d'aider un vendeur de tissus sur le marché hebdomadaire du quartier, qui refusa d'envisager qu'un travail puisse être fait gratuitement. Ces questions de valeurs continuent à interroger et cadrer la dynamique de tout artisan d'art, à la fois contrainte et moteur.

Dynamiter les catégories

L'évidence de l'utilitaire demeure un important socle, assumant les codes de la terre cuite sans se soucier des hiérarchies établies entre le beau et l'utile, rarement conciliés avec tant de constance. La potière cumule également commandes et collaborations. En plus d'honorer les particuliers, elle a fourni récemment deux services, à la Galerie Duchamp à Yvetot en 2020, puis au Musée des Arts Décoratifs de Paris en 2021. Elle a travaillé selon diverses modalités avec les artistes Anne Verdier, Wandrille Duruflé et Jean-Alain Corre ainsi qu'avec la bijoutière Julie Decubber. Et son désir d'hospitalité se décline avec le projet 180 litres, un dispositif mobile reproduisant le volume de son four, à la fois sculpture et espace dédié, ayant déjà permis d'inviter Audrey Barbes et Julia Huteau. Son propre travail continue de naviguer de boutiques en centres d'art, de marchés en vitrines, de cuisines en musées, motivant les porosités avec la persistance d'une seule et même matière, qui s'y prête tant. « De prime abord, je n’étais pas attirée par la terre vernissée. Plus je m’y suis essayée, plus je l’ai aimée. Ce que j’aime, c’est la présence de la terre, le jeu de transparence que permet l’engobe, l’éclat des couleurs révélé par la couverte plombeuse, la lumière qui s’en dégage, et puis le son. La faïence, ça sonne ! Elle s’apparente à une poterie populaire, rustique, pas trop précieuse, faite pour le quotidien. Généreuse accompagnatrice. Proposer des pièces de vaisselle à un prix abordable, c’est un engagement. C’est l’engagement de tout potier envers son public. La peindre de mille et une façon, c’est une forme de don. Mais c’est aussi que je ne sais pas faire autrement. ».

Joël Riff, Revue de la Céramique et du verre n°242, janvier-février 2022

PRIÈRE DE DANSER À TABLE par Julie Faitot

À l’automne 2020, je commandais à Héloïse Bariol un service de vaisselle pour la Galerie Duchamp – centre d’art contemporain de la Ville d’Yvetot. J’en étais alors la directrice et, comme toutes les équipes de lieux d’art en France, je venais de ré-ouvrir une exposition au public après cinq mois de fermeture – une exposition de Maha Yammine qui parlait d’hospitalité, d’hybridation et d’arts populaires avec une délicate drôlerie. Quelques temps plus tard, j’avais assisté au vernissage de l’exposition d’Héloïse à Médium Argent, micro-lieu d’exposition à Rouen, créé par Raphaël Lecoq et Romain Blois. Elle y montrait une installation modulaire en céramique (une claustra) intitulée Virgule, produite et précédemment exposée au Centre de Céramique Contemporaine de La Borne. Parallèlement, elle était intervenue sur ou plutôt dans l’exposition en tant que forme : elle avait fabriqué un tabouret et une patère pour le médiateur, une micro-édition combinant l’invitation et la feuille de salle et – surtout, je dirais – des billes de terre rouge qu’on pouvait échanger contre un verre à la Lycorne, le bar d’en face, en mangeant des gressins allongés dans une assiette sur mesure ou des olives dans des récipients greffés de boules noires émaillées. Habituellement, c’était plutôt « trottoir-cannette », comme dit Héloïse, mais là, avec la covid, il fallait s’asseoir pour se démasquer.

J’aimais bien cette idée de fabriquer un objet ayant son autonomie ; pas un ticket ni un jeton mais un vrai objet, une belle bille en terre rouge, assez lourde, parfois peinte, parfois non. Cette forme, minimale et immédiatement identifiable, a quelque chose d’à la fois ludique et rustique. Pour la vaisselle du vernissage, j’ai « inventé » des contenants spécifiques, jouant avec la forme (longue) ou la texture (noire et brillante) des aliments servis. La confusion possible entre les plats et leur contenu m’amusait.

Ce n’est pas comme ça que je travaille habituellement. En général, je pars de formes liées à des usages précis : le bol, l’assiette, le pichet, le saladier, le plateau. Fabriquer des choses n’a pas toujours été simple pour moi : le contexte de la vaisselle me permet de me reposer sur des formes existantes ; je n’ai presque pas besoin d’avoir d’idée !

Je cherche à être au plus près de l’usage, tout en explorant ce que cela permet d’expérience sensible et esthétique. Situer les objets que je réalise dans le contexte de leur usage me paraît essentiel.

C’est dans ces dispositions (frustrée de convivialité, etc.) que me vient l’idée de commander un service complet pour les dîners de vernissage à Duchamp : une cinquantaine d’assiettes, une dizaine de plateaux, un saladier et quelques pichets, pour marquer l’importance de ces moments d’hospitalité. Héloïse y participe régulièrement. Elle sait donc que sont invité·e·s celles et ceux désireux·ses de prolonger le temps du vernissage ; nous pouvons être 20 ou 30 à partager de la soupe, du fromage, du pain et du vin. Elle a carte blanche.

Un soir, Héloïse m’appelle, très animée : en réfléchissant au service, elle a testé un modèle d’écuelle. Ni assiette plate, ni assiette creuse, l’écuelle permet de servir de la soupe et de manger son fromage ; plus populaire, elle lui semble en accord avec le contexte des dîners à Duchamp (pas de tickets ni de jetons). Nous discutons de l’économie de l’écuelle – moins d’opérations pour l’équipe (dressage, vaisselle, …). Le format est adopté.

Faire de la vaisselle, c’est s’inscrire dans une expérience collective ou personnelle à travers des objets. Je suis très attachée à la question du contexte, de l’usage et du partage. Pour moi, la vaisselle doit être serviable. Les dîners à Duchamp sont ouverts et généreux ; cela permet des rencontres, une souplesse. Je voulais répondre à cette idée d’un plat unique, partagé, et penser un projet spécifique. Des écuelles, je n’en avais jamais fait ; cela me semblait correspondre au contexte.

Après le DNSEP en 2007, je ne suis pas venue tout de suite à la céramique. C’est arrivé à mon retour d’un voyage en Inde – un choc. J’avais été sidérée par leur rapport à l’objet : à l’époque, on y buvait le café dans un gobelet en terre, qu’on utilisait une fois et puis qu’on jetait. J’avais trouvé ça d’une radicalité ! C’était pour moi le geste ultime : fabriquer à la main un objet, unique, voué à un usage, unique, avant destruction.

À mon retour, je m’étais mise en quête d’un métier. Je voulais avoir une économie directement liée à mon travail – l’influence d’un workshop avec Ben Kinmont. J’avais d’abord repris des études dans l’édition d’art mais cela ne me convenait pas. La céramique est arrivée à ce moment là – en 2010 – et ça a été une rencontre : avec la matière tout d’abord – un truc très immédiat, indiscutable, charnel ; avec le geste – tourner repose sur des dynamiques, un engagement du corps, il faut une compréhension intérieure de l’objet en train de prendre forme ; avec un milieu aussi – des rencontres fortes et déterminantes.

Et puis la céramique me permet une économie très frontale : je fabrique des objets, je les vends.



Nous inaugurons le service en janvier 2021, pour le vernissage d’« Autobiographies de Santiana Wolcoq », une exposition de Sandra Lecoq et Tatiana Wolska. Activé, le service s’anime. La table devient un plan sur lequel se déploie une géographie mouvante, un paysage où des volumes (plats, creux, hauts), des textures (lisses, brillantes, mates, rugueuses, striées, pommelées), des couleurs (le rouge de la terre, le blanc crème de l’engobe, le bleu-tatouage de la craie d’oxyde, les jus noirs, verts, oranges, jaunes ou bleus) s’agencent et se ré-agencent au fur et à mesure du repas. Les petits plats ronds émaillés ponctuent les interactions des convives ; les doigts s’emboîtent dans les grandes stries des plateaux bleus que l’on se passe ; devant soi, presque pour soi, une petite peinture se dévoile en même temps que l’assiette se vide.

Je n’ai pas parlé de peinture, encore, mais longtemps, je me suis demandée si Héloïse avait été peintre. En effet, sa vaisselle ne comporte pas de motifs mais plutôt des tableaux. Ses assiettes me font penser aux grands paysages abstraits de Julie Merehtu. Ils vibrent, instables, variables comme des ciels, presque météorologiques. Ils ont la qualité d’un instantané.

J’ai apprécié de penser un ensemble qui va rester ensemble et non se diviser au gré des acquisitions particulières. Je l’ai pensé comme un tableau. (…) Je me suis autorisée assez tardivement la peinture. C’est l’expérience de la céramique qui m’y a conduite. (…) Il y avait d’excellents profs aux Beaux-Arts de Valence mais je n’avais pas d’idée en peinture, contrairement à d’autres. Alors que je travaillais surtout à partir de protocoles assez conceptuels, je peins aujourd’hui comme je tourne, de façon très instinctive. L’assiette est comme un détour qui m’a été nécessaire pour arriver au plaisir de peindre.


Sur la vaisselle d’Héloïse Bariol, l’empreinte picturale d’un geste poursuit le mouvement du façonnage, minimal et baroque. Fruit d’une économie de gestes constamment ré-interrogée, elle est modeste – une peinture à même le quotidien – et ample comme une danse. Il y a quelque chose de la transe du derviche dans les gestes que portent ses objets, une énergie qui nous embarque dans un monde – bariolé.

Julie Faitot avec Héloïse Bariol, mai 2022